Dix mots donnés sont à utiliser, dans l'ordre, toutes les trois phrases : ils apparaissent à l'encre violette dans le texte, ainsi que la phrase conclusive

Echo d'atelier Au fil de la plume : un logo-rallye

C’est assez !

« Vous êtes sourds ou quoi... ? », se retint-elle de protester. Le groupe ne s’écartait pas pour laisser le passage. Un rigolo mima un haut-le-corps de clown « Houlà ! » après s’être retourné alors que l’étudiante faisait sonner à nouveau le timbre grêle de son vélo et avalait sa salive, tout en stoppant sa course.

Un autre esquissa un pas chassé sur le côté en levant les mains comme sous menace armée. Elle chantonna : « Pardon ! S’il vous plaît... Merci. ». Un pied posé à terre, la fragilité de sa silhouette contrastait avec les carrures des gars des Beaux-Arts. Son agressivité tempérée de peur devait les amuser, une fois de plus. Elle était des leurs, mais déran­geait la tradition. L’atelier admettait tout juste les filles. L’autre inscrite avait eu la jaunisse, le blanc des yeux jaune citron, malade, exit. Reviendrait-elle, une fois guérie ? On ne les chahutait pas, c’était plus subtil, reste à ta place de nouvelle, écrase-toi, t’as intérêt.

Se faufiler. On la faisait zigzaguer d’un type à l’autre qui daignait se pousser. C’était un soir après fête. Avec l’allongement des jours de printemps, il tombait une ombre mauve de mélancolie sur le quai Malaquais devant la cour du mûrier. Il y avait eu défilé, les bizuts dénudés délégués chez le Grand massier, et les airs de la fanfare. La jeune fille regagnait sa chambre de bonne, quai Voltaire. Le garde-corps étiré en arc du pont du Carrousel se découpait sur le bel horizon d’or rose qui éblouissait les yeux. Un peu comme le miroitement du diplôme au bout des années d’études. Elle émergea du groupe et enfourcha sa bicyclette en serpentant.

Trois arches, une masse noire s’apercevait au sommet. Elle alla voir, montant la pente l’œil fixé sur le squelette de baleine échoué là. Éventré, le monstre de papier mâché avait été porté par les copains puis abandonné. Sa grande tête carrée de cachalot reposait sur une joue, bouche béante.

« Désolée », murmure-t-elle, pour s’excuser à sa façon habituelle. Renoncer à l’École réputée, ceci la saisit, cha­touil­lée par la pulsion de laisser tomber l’atelier aux pratiques d’hommes de Cro-Magnon. Ses illusions quant au but visé avaient sombré. Tracer des plans au tire-ligne dans le cabinet bourgeois d’un de ces mes­sieurs, parce qu’elle aime dessiner fine­ment les trois ordres classiques, ombrer au lavis le fût des colonnes et denteler la flèche d’une église.

L’attroupement sur la chaussée était débonnaire. Car pas touche ! disait maman lorsqu’elle contait son propre bizutage. Il avait consisté à poser nue comme modèle dans l’atelier de peinture. « J’étais bien faite, j’ai repoussé l’aspect vexatoire ».

Elle seule trouve amer, et choquant, le spectacle de brimade d’un nouveau, désigné pour faire le « cochon à la broche », éventé de papier calque et arrosé des rinçures d’eau sale des godets. Grosse rigolade. La fille hors groupe garde le silence. Dans un camp en Pologne, papa lui a décrit la mort d’un prisonnier devant ses compagnons de misère, suspendu à une traverse comme le jeune gars, nu sous les flocons et laissé bleuir en suintant des aiguilles de glace.

Si vous me demandez si je trouve ça drôle, je vous dirais « non ».

(Se souvenir des cétacés : C’est assez, dit la baleine, que je me cache à l’eau car j’ai le dos fin)

 Laure Cotrait, 9 janvier 2019